Romans classiques et philosophie (et même un peu de sexe)

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Parlons métaphysique, voulez-vous?

Qu’est-ce qu’un roman classique? Comment le devient-il?

Qui le décide? Se base-t-on sur des critères spécifiques, des points précis, pour le décréter? Et si c’est le cas, qui les a établis?

Est-ce uniquement par consensus?

La question de comment une histoire devient un classique est sans doute une mauvaise piste pour comprendre leur présence dans notre imaginaire collectif. Il s’agirait plutôt de se demander pourquoi on élève des livres à ce rang particulièrement prestigieux.

Et pour savoir pourquoi, il faut s’atteler à la tache ardue, mais captivante, de la lecture de ces chef-d’oeuvres.

Ardue, oui, parce-qu’il faut admettre que leur nombre est énorme et que l’on n’est pas habitué à un usage parfois complexe de la langue usitée.

Captivante, pas parce-qu’il est de bon ton de dire du bien des classiques, pas parce-que ça fait intello de les lire et que j’aime qu’on me colle cette étiquette (et j’avoue apprécier qu’on souligne ce trait particulier lorsqu’on parle de moi), mais parce-que leur lecture est réellement riche.

On pourrait en parler en bonelitist-snob.jpg~c200.jpgs snobs, sur le ton qui convient, avec un air qui voudrait dire “je suis un lecteur de livres classiques, je ne suis pas un de ces mollusques qui croient lire en consommant 50 nuances de Grey“.

Mais quel intérêt? Tout le monde se fout de ce que vous et moi avons lu. L’important, c’est que le livre soit et, point capital, ce que le lecteur a pu en tirer comme substance à réflexion. Je reviendrai sur le sujet du lecteur plus tard.

Mais voilà pourquoi, à mon sens, une oeuvre devient classique: c’est la richesse de la substance qu’on en tire qui répond à cette question. “Parce-qu’on en ressort les jambes flageollantes et le cerveau retourné” serait une réponse, je pense, qui devrait fédérer les éventuels commentateurs.

La substance ne provient pas spécifiquement de ce qui est raconté. En fait, les quelques classiques que j’ai pu lire – du 19ème siècle pour la plupart – comportaient tous des chapitres, certes intéressants dans leur contenu, mais pas franchement palpitants. La liste des poissons et des plantes aquatiques de 20 000 lieues sous les mers, la façon dont on travaille à bord d’un baleinier dans Moby Dick (une oeuvre romantique devenue classique, plutôt marrant dit comme ça), comment est organisée une mine de charbon dans Germinal, etc… Ces lignes sont de l’information pure, toujours bonne à stocker quelque-part dans la cervelle pour savoir de quoi ça parle, mais ça n’est bien souvent présent qu’à titre indicatif. N’oublions pas non plus que la présence de tels chapitres peut également être due à la dimension éducative que beaucoup de livres portaient jusqu’à une époque pas si lointaine où Wikipédia n’existait pas.

Cette substance est distillée au travers du roman. Consommée par tous les lecteurs qui s’aventurent dans ses pages, elle ne sera goûtée qu’à condition de la laisser s’imposer à nous. Elle se trouve, sans se cacher, souvent dans les paragraphes les plus longs et compliqués, qui nous dépassent et nous rebutent lorsqu’on ne leur est pas familier. C’est le graal de la lecture.

Elle nous définit L’Homme, la vie, le monde, les dieux, en quelques lignes qui frappent, comme un coup de poing dans la gueule, la personne qui aura su lui reconnaître sa valeur.

On en revient à la personne, au lecteur. Marcel Duchamp (toujours Duchamp, mais ce n’est pas pour rien que lui aussi est considéré comme un “classique”) disait que c’est le regardeur qui fait l’œuvre. De la même manière, c’est l’écouteur qui fait la musique, c’est le lecteur qui fait le roman. Ne commettons pas l’erreur de minimiser le rôle de l’artiste ni de l’œuvre, une si riche réflexion ne pourrait être traduite en si peu de mots sans perdre une partie de ce qui la construit. Mais avec cette phrase, il a su expliquer clairement que l’œuvre se matérialise au niveau de la perception, que son contenu ne peut se révéler qu’au travers du sens que l’individu a construit pour son monde, et est donc forcément relative au regardeur: autant d’œuvres qu’il y a de paires d’yeux, de sommes d’expériences de vie, d’éducations. Et ça s’applique à toutes les formes d’arts.

Germinal
“S’il dit encore une fois le mot ‘oeuvre’, je le bute!” (Photo tirée de Germinal)

L’oeuvre est donc relative, unique dans l’esprit de chacun. L’Unique est sans doute le produit de l’imagination le mieux vendu dans le monde. La plupart des gens sont intimement persuadés d’être uniques, d’avoir une vie qui leur est propre, particulière. Il suffit d’entendre le nombre de fois le mot “moi” dans une conversation.

C’est à un point tel qu’on commence nos phrases avec: “moi, quatre fois j’ai vu David Bowie en concert” “moi, hier, j’ai mangé des pâtes” et des millions d’autres exemples, qui sont autant d’insultes à la grammaire, tant nous tordons les phrases pour inclure notre “moi” dedans.

Il est évident que nos sens sont le seul moyen que nous ayons pour percevoir le monde et que donc, notre expérience ne peut être basée que sur l’expérience particulière que nous tirons de nos vies propres, et en toute logique, un individu ne peut parler que de lui-même, partager sa propre expérience de vie. La place du “moi” dans une conversation pourrait faire l’objet d’une étude en 18 volumes de 3000 pages sans problèmes, mais ce n’est pas exactement le sujet ici.

De la même façon que beaucoup s’imaginent singulières, il y a un réel mal-être chez certaines personnes qui sentent qu’elles ne sont pas réellement, intégralement uniques, et qui donc ne collent pas à l’image qu’on nous vend du bonheur et de ce qu’une personne doit être pour Être. Un ami, Luca Fernandez, a une bonne phrase pour ça: “je suis unique, comme tout le monde”.

Finalement, le génie le plus reconnu de tous les temps aura eu une phrase courte, percutante et lourde de sens pour définir les choses: Tout est relatif. Boum.

Mais n’y-a-t-il vraiment pas d’absolu? Si non, pourquoi a-t-on inventé le mot “absolu”?

Posons-nous la question: si nous sommes tous structurés physiquement de la même manière dans les grandes lignes (dans le cas d’un être humain normalement constitué), pourquoi le cerveau, qui produit physiquement la pensée, ne suivrait-il pas les mêmes règles? Attention, nous abandonnons ici totalement le concept d’âme, produite par la seule imagination. Platement, sans magie, bien que ça reste particulièrement impressionnant, la pensée est produite par des réactions chimiques, électriques, par notre cerveau. Elle est donc directement influencée par nos modes de vies, notre nourriture, comme l’est notre corps. Mais dans l’absolu, nous gardons tous la même structure fondamentale: deux bras, deux jambes, etc… La pensée est physique, c’est la raison pour laquelle des médicaments anti-dépresseurs peuvent avoir un effet direct sur la pensée.

Physiquement, nous sommes identiques, mis à part les détails du corps, et nous nous attardons finalement tellement aux détails qu’on en oublie ce qui est le fondement de nos propres corps. En quoi serait-ce différent pour la pensée?

Évidemment, on la mesure moins facilement, et l’éducation, les particularités de l’expérience de vie, forcément variables (tant que ça?) joueront dans sa construction.

Soit. Pour en revenir aux livres (et c’est aussi vrai pour toutes les formes d’art), chaque personne aura une lecture personnelle de son contenu, mais pour accéder au rang de classique, il doit détenir une part d’absolu, quelque-chose de fédérateur, qui mettra tout le monde d’accord au moment où on décidera de son accession au cercle plus ou moins fermé des classiques.

Plus ou moins. Parce-que bien souvent, les choses absolues ne sont relatives qu’à un groupe qui confond le savoir et la croyance, pas forcément en un dieu, mais en tout. C’est ce qui rend si compliqué de discerner où est l’absolu. Pourtant, au travers des âges, le commun des mortels peut s’accorder sur certains points.

Si les questionnements sur Dieu dans Moby Dick (je viens de le finir, c’est pour ça que j’en parle beaucoup) peuvent se traduire différemment selon la personne, donc de manière relative, le fait que ces passages entraînent un questionnement est absolu, pour peu que la personne y soit éveillée. Si elle survole la phrase en ne la comprenant pas, on ne peut pas dire que le fait de se questionner soit relatif, puisqu’il n’a pas réellement eu de raison d’être à partir du moment où la phrase n’a sans doute même pas été comprise dans son entièreté. C’est donc à la personne de remettre la qualité de sa propre lecture en doute. Ce n’est pas que le mauvais regardeur aura produit une mauvaise oeuvre, mais plutôt que le non-regardeur ne peut produire aucune oeuvre. Vous me suivez?

On se demandera ce qui qualifie un mauvais regardeur, les plus extrêmes relativistes iront jusqu’à dire qu’il n’y a pas de critères existants pour juger de ce qui est bon ou mauvais en matière de pensée. Et le plus drôle, c’est qu’ils auront raison dans l’absolu: une pensée est une pensée, peu importe ce qu’elle contient, si on peut dire.

Mais l’absence de pensée entrainée par un manque d’attention de la part du lecteur non averti peut-elle vraiment être considérée comme un acte de pensée en tant que telle? Je veux dire: si on estime la valeur d’un livre en ce qu’il apporte comme substance pour la réflexion d’un individu, alors une personne qui n’aura pas su tirer la substance parce-qu’il est passé à côté du filon ne peut se considérer comme “valide” dans la détermination de ce que cette substance existe bel et bien en tant que telle.

Ainsi, on ne peut pas ne pas réagir à un paragraphe particulièrement inspiré, quoi qu’il nous évoque, si on prend la peine de le comprendre. Et c’est cette chose particulière, absolue, qui permet, je pense, à une oeuvre de devenir un classique, qui nous pousse à la considérer comme telle, parce-que nous voulons partager cette expérience souvent édifiante, et que nous savons qu’il faut s’investir dans la lecture du livre en question pour pouvoir en tirer sa substance. Parce-que ça fait du bien.

Il est assez curieux, dans un monde où on dit sans arrêt que tout est relatif, qu’on soit si prompts à rechercher l’absolu.

Pour terminer cette petite réflexion, je voudrais tout de même ajouter que je parle ici d’oeuvres qui font effectivement consensus et dont à peu près tout le monde a plus ou moins entendu parler, parce-que ce sont des trucs énormes. Je ne suis pas de ces hipsters qui rejetteront les classiques par principe, “parce-que c’est lu que par des grabataires et que franchement c’est trop éculé”. Non, ce sont réellement des livres majeurs et profondément touchants, incroyablement nourrissants. Cependant, je ne suis pas non plus de ces snobs qui rejettent systématiquement la littérature plus actuelle. Si je n’ai pas vraiment accroché à un livre comme le Trône de Fer (j’adore la série, mais je ne me suis jamais senti impliqué dans les livres que j’en ai lu, et pourtant j’ai fais l’effort d’aller plus loin que le second livre), j’ai par contre trouvé souvent très juste la manière dont Robin Hobb fait grandir  Fitzchevalerie, son Assassin Royal (essentiellement dans les 6 premiers livres), les récits de vies et d’expériences qu’on en tire ont trouvé un réel écho en moi.

Il s’agit malgré tout de faire la différence entre ce que j’ai systématiquement trouvé dans les Classiques plus anciens que j’ai pu parcourir et ce qui devient de plus en plus systématique dans les romans best sellers actuels, qui ne sont souvent plus écrits que pour distraire: j’adore les Stephen King, qui ne sont à mon sens pas forcément des plus substantifiques, mais qui sont terriblement addictifs. Je ne fustige pas, j’adore, c’est très bien construit, mais ce n’est pas substantiel. Pareil pour un Da Vinci Code ou un Inferno, très chouettes et qui donnent envie de voyager.

Il peut-être simplement regrettable que la philosophie et la recherche soient aujourd’hui essentiellement cantonnées aux essais, et ne soient plus si souvent mis en scène sous forme de romans.

Cependant, il existe bien des livres, qui connaissent moins de succès, parfois moins facile d’approche, mais qui continuent à sortir aujourd’hui. On en découvre toutes les semaines qui font vraiment très envie dans l’émission de radio La Librairie Francophone, le dimanche midi sur La Première.

……

Attention, je tiens à dire à toutes les personnes qui voudraient m’incendier pour avoir dit que les personnes qui lisent 50 nuances sont des mollusques, qu’il s’agissait d’un exemple, et que la place de ce roman dans sa société actuelle ferait l’objet d’un débat sociologique qui me passionnerait mais dont il n’est pas question ici. N’ayant pas lu ce livre, mes seules connaissances qui s’y rapportent se résument aux très nombreux commentaires que j’ai pu entendre à son sujet. Fréquentant un institut de beauté assez souvent (pas pour me faire des masques, mais parce-qu’il appartient à ma belle-mère), j’en ai entendu un paquet, et ça parlait quasi intégralement de sexe. La seule fois où il n’a pas été question de scènes de sexe, c’était pour dire “ce qu’il y a de bien, c’est que ça ne parle pas que de sexe”. Mais tout juste après ça a reparlé de sexe.

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C’est pas vraiment des images de petits coeurs amoureux qui illustrent les couvertures de 50 shades, on est d’accord.

Alors que les choses soient (50 nuances plus) claires: chacun lit ce qu’il veut. Loin de moi l’idée de juger qui que ce soit ou encore d’estimer la qualité d’un livre que je n’ai pas lu, d’autant que je n’ai rien contre les scènes de sexe en soi (sauf la scène où un personnage nommé La Poubelle se fait sodomiser avec un revolver chargé et kiffe ça dans le Fléau de Stephen King. Dans le genre perturbant…)

Maintenant, est-on suffisamment honnète avec soi-même en disant que 50 nuances n’est pas surtout apprécié au travers de ses scènes de cul? Je pose juste la question, mais il est clair que le livre joue sur les ficelles des pulsions sexuelles des gens qui le lisent, il suffit de les entendre en parler. On touche d’ailleurs sans doute à un aspect absolu chez l’humain, ce qui explique le succès du roman.

La vraie question à se poser, au final, serait “Pourquoi les gens qui lisent des romans à caractère érotique se sentent-ils obligés de se justifier, de prétendre que ce n’est pas pour ses scènes érotiques?”

On soulève là un énooorme problème de notre société, dans son rapport complètement schizophrène avec la sexualité. Mais ce sera pour une prochaine fois.

Hors notes, article écrit sur Facebook le 28 juin 2013.

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